Philippe Danjean, art advisor, fondateur de la Spray Collection
Philippe Danjean commence dans son intervention par remonter aux origines du street art à New York et à son entrée, si ce n’est dans les musées, du moins dans des espaces d’exposition.
Il nous rappelle ainsi que le premier article sur le street art remonte à 1971 et paraît dans le New York Times. Philippe Danjean pose cette question centrale, qui reviendra lors de toute la séance : "le street art expose-t-il ou impose-t-il ?". Cette question est au cœur même de la tension qui s’exprime entre un art aux origines illégales et subversives et son entrée dans des instution d’état ou des marchés légaux.
Philippe Danjean rappelle aussi, dans son historique du street art, que tout commence sur les trains du Bronx, à New York, et que les graffitis étaient faits pour voyager. Il s’agissait davantage de messages, délivrés à des multitudes de destinataires, le train faisant office de "pigeon voyageur".
La thématique du train tagué est reprise par Netflix dans sa série "The Get Down", où Dizzee le graffeur inscrit chaque jour un nouveau message à destination de ses amis.
A la fin des années 80 et 90, Azyle et O’Clock commencent, à la suite de Taki 183, à déposer leur « blaze » (signature) sur le plus de murs possibles. Les graffitis s’étendent, mais peu d’expositions leur sont consacrées et les artistes ne mobilisent aucune revendication à entrer dans les musées.
En France, un événement marque l’histoire du street art : le 1er mai 1991, la station de métro du Louvre est vandalisée une nuit. Le graffiti est désigné comme faisant "un passage en force au musée".
La station Louvre-Rivoli taguée, photographie issue de l'article de Telerama.fr disponible en ligne.
Jack Lang a tenté de légitimer le street art en le faisant entrer au musée, mais les premières expositions recréent la rue et le contexte des œuvres. On touche ici aux différents types d’exposition du street art possibles pour Philippe Danjean :
- L’exemple Jack Lang : la volonté de recontextualiser le street art et de ne pas l’exposer dans un white cube
- L’exemple Keith Haring : ce dernier ouvre un pop-shop pour vendre ses œuvres, en même temps qu’il les expose. On touche ici à la marchandisation du street art qui, en parallèle de son entrée dans les musées pénètre le marché de l’art. Ces deux aspects, entrée au musée et entrée sur le marché, seront toujours liés par la suite, non sans créer des problématiques sur lesquelles il est intéressant de revenir.
- L’exemple Art42 : l’exposition des œuvres dans une école recréé l’ambiance et la volonté des artistes qui dessinent dans des endroits publics et forcent les gens à trouver un moyen de vivre avec leurs œuvres.
- L’exemple Spray Collection feat. Grand Palais : en 2018, l’association de collectionneur Spray Collection (un regroupement de collectionneurs qui achètent ensemble les œuvres d’art) expose sous la nef du Grand Palais des pièces d’atelier, c’est-à-dire des œuvres conçues par les artistes pour être exposées en galerie ou en musée. Voir l’interview flash de Philippe Danjean sur la Spray Collection.
- L’exemple Banksy : l’artiste mondialement connu ouvre en 2015 près de Bristol Dismaland, un parc d’attraction pour dénoncer le consumérisme. Cette initiative s’inscrit dans diverses entreprises d’artistes de street art visant à contourner les circuits du marché et la prise de valeur de leurs œuvres.
L’entrée dans les musées et sur les marchés des œuvres de street art donne alors naissance à des pièces confectionnées uniquement pour ces derniers, et non pour la rue. Ce sont des pièces d’atelier. Parfois, les mêmes pièces peuvent être fabriquées pour la rue et les musées (cela fonctionne par exemple dans le cas de l’artiste Julien Malland (connu sous le pseudonyme de Seth) et d’une de ses œuvres exposées dans la rue et dans une foire à Shanghai). La création de pièce en atelier vise aussi à limiter le vol des œuvres dans la rue : les œuvres de l’artiste Banksy font régulièrement les frais de la notoriété de l’artiste, et les murs sont découpés pour être vendus.
Philippe Danjean, comme Vittorio Parisi dans son intervention, évoque le cas de l’artiste Blu qui s’est érigé contre ces dérives consuméristes : certaines de ses pièces peintes sur les murs d’une usine désaffectée à Bologne avaient été reprises par un musée local pour une de ses expositions, sans l’avis de l’artiste. Blu a alors détruit ses œuvres existantes dans la rue en les recouvrant de gris.
Finalement, deux points sont soulignés par Philippe Danjean à la fin de son intervention : quelle médiation mettre en place pour le street art et commen gérer le caractère éphémère des œuvres. Il rappelle en effet que certaines œuvres ne sont pas peintes, comme les projections naturelles d’Echardix. Dans le cas où les œuvres sont peintes, elles sont aussi souvent vouées à disparaître, comme le montre le projet perception d’El Seed : ce dernier a peint une sourate sur plus de cinquante bâtiments du Caire, mais le paysage urbain changeant, la sourate ne sera bientôt plus complètement visible (certains bâtiments ont grandi, d’autres constructions se sont ajoutées, etc.). La médiation est aussi un point crucial qui peut, selon Philippe Danjean, être réfléchi ces prochaines années : des projets de street art paricipatif, des médiations en rue, des projets avec les enfants, etc. Les possibilités sont encore nombreuses et à creuser.
Vittorio Paris, Doctorant à l’Université Paris 1-Panthéon Sorbonne
Vittorio Parisi présente dans son intervention les concepts utilisés dans sa thèse et ses conclusions principales. Avant cela, il effectue comme Philippe Danjean, un historique rapide de la naissance et de l’évolution du street art, complétant ainsi l’intervention de Philippe Danjean.
Le Graffiti writing est à différencier du street art. Le premier a pour base le tag, qui est une signature. Cette dernière a évolué en différents niveaux de complexité : graffiti, throw up, piece, etc. Le street art est une dénomination qui inclut un catalogue très large d’œuvres : animations, sculptures, peintures, etc.
Voir les interviews flash de Philippe Danjean et de Vittorio Parisi sur la définition du street art.
Le terme de graffiti est employé d’abord par les archéologues italiens pour désigner les inscriptions sur les murs de Pompéi. Ce sont les médias et les forces de l’ordre new yorkais qui ont réutilisé ce terme lorsqu’ils ont été confrontés à la montée des "tag" à New York. En 1970, la définition du street art correspond davantage à des peintures de quartier et en 1980 il renvoie à tout art de la rue dérivé du graffiti : cette période du street art correspond à une volonté des artistes de porter leurs acquis d’école d’art dans la rue.
Vittorio Parisi présente les deux concepts qu’il mobilise dans sa thèse pour analyser le street art : pour lui, le street art est l’art du non lieu : le non-lieu, concept emprunté à l’anthropologue Marc Augé désigne des endroits non identitaires, non historiques, non relationnels. Le concept peut aussi renvoyer aux marges de la ville. Par exemple : le terrain vague de Stalingrad ou les Magasins Généraux. L’artification, le deuxième concept mobilisé, renvoie à la légitimation d’une pratique par l’art. Ainsi croisés, Vittorio Parisi fait l’hypothèse que l’art se développe dans des lieux et dans des non lieux se développe du non art.
Dans le cas du street art, la première exposition date de 1973 par la United Graffiti Artist. Un catalogue de l’exposition sort en 1975. L’exposition n’est pas très développée, mais elle est reconnue par le système.
Dans les années 2000, Internet va jouer un rôle majeur pour le street art : avec Instagram par exemple, les graffitis sont plus largement diffusés que l’art contemporain ! Instagram est l’un des outils les plus utilisés dans le street art aujourd’hui. La consommation de l’art se fait ainsi davantage par les écrans que dans la rue, ce qui modifie les conditions de production de d’expérience de l’art.
Le festival est un autre format de diffusion du street art qui a pris énormément d’ampleur ces dernières années.
Pour Vittorio Parisi, la question qui se pose alors est : "est-ce que quelque chose se perd lorsque le street art passe de son lieu original et originel à un lieu commun ?". Une question régulièrement posée au vu de ces évolutions de production et de consommation du street art ces dernières années. Pour lui, la réponse est la Désartisation.
La désartisation (Entkunstung) est un concept de Theodor Adorno qui renvoie à la décomposition ou à l’effondrement de l’art, sa dissolution dans ce que la Kunstkritik appelle l’industrie culturelle. Le terme est aussi parfois traduit en dé-esthétisation ou dé-artification, ce qui pour Vittorio Parisi renvoie davantage au non art. Alors que dans ce cas, on assiste plutôt à un changement dans la forme première de l’art. Il y a une idée de perte de l’originalité, comme lorsque l’on voie la prolifération des festivals : le street art semble administré et être un amusement de masse, voire une marchandise, un art de décoration, alors que le street art avait à l’origine aucun objectif d’embellissement ou de décoration.
Le musée est un lieu physique mais aussi symbolique, et le festival peut être considéré comme une exention de cet espace, voire un musée à ciel ouvert. Les expositions du street art en musée peuvent être traitées au travers de l’exemple de Blue à Bologne, sur lesquel Philippe Danjean était déjà revenu. Le cas de Blu montre que le street art a acquis de la valeur.
Y a-t-il une échappatoire à la désartisation ? Pour Blu, l’effacement de ses peintures est une solution, mais a aussi été largement critiqué : l’effacement de ses peintures en rue signifie que ses œuvres ne sont visibles qu’en musée, ce qui donne encore davantage de poids à l’institution muséale et de valeur à ses œuvres. D’autres artistes essayent d’apporter d’autres réponses à ce phénomène : Mosa, par exemple, transfigure le street art en quelque chose d’autre pour les expositions. Pour lui, l’exposition ne doit pas être la seule reproduction de l’œuvre, mais il réplique les gestes de peinture qui ont amené à faire son dessin, dans le musée. L’art évolue ainsi par le dépassement de l’art.
En conclusion, Vittorio Parisi rappelle qu’"il n’y a pas de fin à la récupération de l’art qui se veut radical".
Bibliographie :
Adorno, Theodor. (1974). "La production industrielle de biens culturels. Raison et mystification des masses" in Adorno, Theodor et Horkheimer, Max, La Dialectique de la raison, p. 179-247, Paris : Gallimard.
Augé, Marc. (1992). Non-lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité. Paris: Seuil.
Heinich, Nathalie et Shapiro, Roberta (dir.). (2012). De l'artification : enquêtes sur le passage à l'art. Paris: EHESS.
Parisi, Vittorio. (2016). Le street art est-il fini? Notes pour une lecture critique et esthétique de l'art urbain. Cahiers de Narratologie, 30, p. 2-8. Disponible en ligne.